STENDHAL
Mais, au-delà de son dégoût pour le système en vigueur, il s'interroge sur celui qui pourrait suivre. En France il n'entrevoit rien de possible dans l'immédiat.
Il songe un moment à partir en Amérique qu'il imagine républicaine, mais estime qu'il s'ennuierait là-bas.
"Je préfèrerais cent fois les moeurs élégantes d'un cour corrompue ... J'ai besoin des plaisirs donnés par une ancienne civilisation."Conscient de s'enfermer dans une impasse, il se juge sans indulgence : "Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation; il n'y a qu'un sot ou un enfant qui consente à conserver des désirs contradictoires."
Ce sont pourtant ces désirs contradictoires qui portent la marque du héros stendhalien. Il ne peut pas résoudre seul cette contradiction, et c'est à l'Histoire qu'il reviendra de trancher un jour le noeud gordien. Lucien rejette avec violence la société de son temps, mais il n'a ni les moyens, ni le goût, ni vraiment l'envie de la remplacer par une autre dont les contours ne lui paraissent pas avec netteté ou lui semblent au contraire trop abrupts.
Alors, que peut faire le héros, sinon tenter de préserver son intégrité, puisque le terrain est miné par l'homme de qualité. Se réfugier une fois de plus dans l'égotisme : "Au fond, je me moque de tout excepté de ma propre estime", se dit Lucien. Ce qui signifie tout bien pesé qu'il ne se moque de rien. Mais cette démarche le conduit d'abord à refuser d'entrer dans le jeu, il n'accepte d'être ni conquérant ni Rastignac, ni récupéré comme Frédéric Moreau, le héros flaubertien de l'Education sentimentale. Il demeure fidèle à son attitude de protestataire : "Moi pléléien et libéral je ne puis être quelque chose au milieu de toutes ces vanités que par la résistance."
Lucien Leuwen, c'est l'histoire d'un homme qui rêve d'une république utopique et qui, ne voyant rien venir, s'efforce de vivre sans perdre son propre respect dans une société dont il rejette la règle, bien qu'apparemment elle le favorise. C'est l'histoire d'une solitude à laquelle il ne peut échapper lui aussi que par l'amour.
Pourquoi à la lecture de Stendhal suis-je frappé par l'acuité de certaines réflexions qui, au-delà de la diversité des situations, des pays et des hommes, malgré les années écoulées, me paraissent jeter encore une lueur fulgurante sur le comportement des individus ou des peuples face à la politique, au pouvoir et à ses périls ? Même et surtout quand il s'agit de ceux qu'il estime ou qu'il aime.
A propos de Napoléon, par exemple, dont il écrit pourtant vers la fin de sa vie, sans doute pour mieux exprimer son mépris à l'égard de la Restauration et de la monarchie de Juillet, que ce fut "le seul homme qu'il respecta". Mais son admiration ne l'aveugle pas, qu'on en juge : "Treize ans et demi de succès firent d'Alexandre le Grand une espèce de fou. Un bonheur exactement de la même durée produisit la même folie chez Napoléon."
Sur la campagne d'Italie, alors que l'armée française, qui est encore celle de la Révolution, est accueillie d'abord avec enthousiasme parce qu'elle chasse l'occupant autrichien : "On renversa leurs statues et tout à coup l'on se trouva inondé de lumière." "Plus tard, l'enthousiasme diminua ... Le bon peuple milanais ne savait pas que la présence d'une armée, fût-elle libératrice est toujours une grande calamité."
Sur le pouvoir absolu qui engendre inévitablement un régime policier : "L'empereur avait cinq polices différentes qui se contrôlaient l'une l'autre. Un mot qui s'écartait de l'adoration je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait à jamais."
Et enfin, ce trait à propos de Napoléon, qu'il admire pour ses mérites mais sans illusions sur ses tares : "En 1807 j'avais désiré passionnément qu'il ne conquit pas l'Angleterre. Où se réfugier alors ?"
Etrangement, quand je relis Stendhal, je suis saisi par la modernité de son propos. On renversa leurs statues et l'on fut inondé de lumière ... Treize ans et demi de succès firent d'Alexandre le Grand une espèce de fou ... Une armée même libératrice est toujours une grande calamité. Où se réfugier alors ? ... Chaque fois, une image m'apparaît, j'ai envie de combler les pointillés en avançant des noms de personnes ou de lieux qui ont défrayé la chronique de notre temps.
Il n'est pas d'autre moyen d'échapper à l'ennui et au dégoût de l'hypocrisie sociale que l'amour. "L'amour a fait le bonheur et le malheur de ma vie", écrit-il dans sa notice autobiographique.
Stendhal rencontre pour la première fois en mars 1818 Mathilde dont il restera amoureux toute sa vie mais qui ne répondra pas à son amour.A-t-elle été sur le point de répondre à sa flamme, comme il s'efforce de s'en convaincre bien des années après ? A examiner d'un oeil froid le comportement de la belle, il est permis de penser que non et son refus n'est pas dû, comme il le pense, aux calomnies d'une amie indigne mais à la simple, banale et décisive raison qu'elle ne l'aimait pas.
Ah ! S'il avait eu la taille la plus fine et un visage plus séduisant ! Si Mathilde l'avait aimé ! Toute sa vie sans doute en eût été changée. Mais peut-être n'aurions-nous pas eu Le Rouge et le Noir, La Chartreuse et Lucien Leuwen.
Car Stendhal incarne dans ses romans ses rêves d'amour fou. En créant ses héros il prend sa revanche sur les échecs de sa propre vie : "Il se venge ... de n'être pas ce qu'ils sont. Tout écrivain se récompense comme il peut de quelque injure du sort."
"Qu'une vie est heureuse, écrit Pascal, quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition." Pour Stendhal l'amour est le commencement et la fin. De son enfance à ses dernières années il n'a cessé d'être amoureux ou en quête de l'amour. Dans tous ses romans il fait revivre les femmes qu'il a aimées. Il écrit Armance pour échapper au désespoir que lui cause la rupture avec la comtesse Curial. De l'amour pour oublier Mathilde, les Promenades dans Rome dans le souvenir d'Alberte de Rubempré