STENDHAL
Alors que va devenir le héros stendhalien dans ce bourbier ? Comment va-t-il s'y prendre pour aller à la chasse au bonheur ?
Prenons l'exemple de Lucien Leuwen.
Comme l'a noté Jean Prévost, il est né d'un rêve de compensation. Contrairement à Henri Beyle, il a un père riche qui l'aime, le comprend et le soutient. Sa mère est vivante, et l'entoure de sa tendresse. Il est beau, élégant, envié. Les grands de ce monde lui manifestent la considération due à la richesse de son père. Enfin et surtout, il est aimé de Mathilde, ou plutôt de Bathilde, puisque c'est le prénom de Mme de Chasteller, incarnation littéraire du grand amour de Stendhal.
Dès le départ, donc, toutes les conditions paraissent réunies pour que Lucien ait une vie brillante et heureuse. Mais un lourd handicap pèse sur lui. Atteint de la "maladie du trop raisonner", la société telle qu'il la voit n'arrive pas à l'enthousiasmer.
D'où les étranges errements de ce fils de grand bourgeois. Dès la première phrase de son roman, Stendhal nous en donne la clé :
"Lucien Leuwen avait été chassé de l'Ecole Polytechnique pour s'être allé promené mal à propos, un jour qu'il était consigné, ainsi que tous ses camarades : c'était à l'époque d'une des célèbres journées de juin avril ou février 1832 ou 1834.
"Quelques jeunes gens assez fous, mais doués d'un grand courage, prétendaient détrôner le roi, et l'Ecole Polytechnique (qui est en possession de déplaire au maître des Tuileries) était sévèrement consignée dans ses quartiers. Le lendemain de la promenade, Lucien fut renvoyé comme républicain."La petite "promenade" si discrètement évoquée qu'a accomplie Lucien, c'est celle qui l'a conduit le 5 juin 1832 aux funérailles du général Lamarque. Ancien soldat de la Révolution et de l'Empire, volontaire en 1792, le général Lamarque s'est rendu populaire par son opposition aux Bourbons et à Louis-Philippe. Ses obsèques sont l'occasion d'une véritable insurrection contre la monarchie de Juillet; elle se termine après quarante-huit heures de violents combats par le massacre des derniers insurgés au cloître Saint-Merri. Nous n'en sommes pas loin. On dénombre quelque huit cents morts et blessés.
Si les carlistes y participent, le courant républicain est largement dominant. "L'union se réalise dans le combat entre les jeunes bourgeois adhérents aux sociétés républicaines et les membres des corporations ouvrières..."
C'est sur ces barricades que vont mourir Gavroche de Victor Hugo et Michel Chrétien, le héros républicain du cloître de Saint-Merri, qui a touché le coeur du monarchiste Balzac.
Lucien Leuwen, lui, n'en mourra pas, mais il est renvoyé de l'Ecole, et sans le salon et l'argent de son père, "jamais [dit-il lui-même], je ne me relèverai de la profonde disgrâce où nous a jetés notre républicanisme de l'Ecole Polytechnique".
A l'un de ses amis moins scrupuleux qui l'invite à entrer sans plus attendre dans la carrière, il répond : "Tu as cent fois raison ... mais je suis bien à plaindre : j'ai horreur de cette porte par laquelle il faut passer; il y a sous cette porte trop de fumier."
Comme Stendhal, son héros est un jacobin qui pense que la Révolution française a été un jalon décisif sur la voie des temps modernes et de la conquête du bonheur pour les peuples. Il considère avec un mépris amusé les nostalgiques de l'Ancien Régime qui gémissent sur la décadence française : "Rien n'était plus plaisant aux yeux de Lucien, qui croyait que c'était précisément à compter de 1786 que la France avait commencé à sortir un peu de la barbarie où elle est encore à demi plongée."
Mais la Révolution a débouché sur "l'Empire et sa servilité", et les anciens généraux de Napoléon, si braves hier au combat pour la patrie, se sont mus en courtisans ou en policiers : "Heureux les héros morts avant 1804 !" Napoléon, au moment de la signature du Concordat, exile un de ses généraux après ce bref dialogue avec lui : "La belle cérémonie, Delmas ! c'est vraiment superbe, dit l'empereur revenant de Notre-Dame. - Oui, général, il n'y manque que les deux millions d'hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez." Et ce qui a succédé à l'Empire est plus méprisable encore. La Restauration avec le retour des émigrés dans les fourgons de la Sainte-Alliance, la Terreur blanche, le triomphe de l'obscurantisme. Enfin, la monarchie de Juillet, avec Robert Macaire sur le trône et la Banque qui dispose ses rets, remplit ses coffres et assume le vrai pouvoir.
Né trop tôt ou trop tard, Lucien Leuwen ne sait où porter ses pas : "En vérité ... Je ne sais ce que je désire." Ce qui est sûr, c'est qu'il refuse le nouveau pouvoir où il ne voit que médiocrité, bassesse, compromission et "presque le crime de l'humanité envers le petite peuple". Certes, il est tenté par le rêve républicain qui l'a déjà conduit, jeune étudiant, aux obsèques du général Lamarque. Dans son régiment qui "foisonne de dénonciateurs et d'espions", son admiration va aux conjurés romantiques qui ont deviné en lui la complicité d'une âme noble et lui envoient un message de sympathie pour lui faire part de leurs opinions républicaines.
Lucien Leuwen ne peut pas savoir que le rêve de ses chers républicains un peu fous s'achèvera quelques dizaines d'années plus tard sous les balles des Versaillais au pied du mur d'un cimetière parisien. Un mur qui porte aujourd'hui leur nom.