STENDHAL
En dehors des deuils personnels sa première enfance est marquée par les violences de l'époque révolutionnaire et sa jeunesse par les guerres de l'Empire. La mort, il la voit nue sur les champs de bataille de l'Europe : villes incendiées, ventre ouvert des chevaux, blessés brûlés vivants, cadavres défigurés des soldats sur lesquels passent les voitures ou que l'on jette dans la rivière.
Pourtant, même à la guerre, le "touriste" ne perd pas ses droits. Près d'Enns, un incendie lui arrache cette notation dans son journal : "A cela près l'incendie était superbe." A Neubourg il marque encore : "Le tout formait un paysage superbe." Même curieuse joie de Fabrice à Waterloo : "Fabrice était encore dans l'enchantement de ce paysage curieux."
Les réflexions sur la beauté des incendies ou le spectacle insolite de la canonnade pourraient apparaître comme un divertissement grauit d'esthète, si elles ne dénotaient pas au contraire une volonté de distanciation par rapport à la guerre et à ses horreurs qui ont profondément marqué Stendhal. Le goût du beau lui sert ici de thérapeutique, c'est un moyen d'oublier la mort, la peur de la souffrance qui mène à la mort, et la peur d'en avoir peur.
Selon Mérimée, Stendhal n'aimait pas à parler de la mort, "la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que terrible".Dans Rome, Naples et Florence, l'écrivain lui-même dit qu'elle est un "scandale abominable", et il note dans son journal : "La pilule de la mort est amère, il faut que l'orgueil la cache, adoucisse le goût." En faisant appel à l'humour par exemple. Il aime à citer le mot du chevalier de Champcenetz, demandant au pied de l'échafaud en 1794 "si on ne pourrait pas se faire remplacer". Et dans sa prison Julien Sorel se souvient de cet autre mot de Danton que lui avait rapporté le comte Altamira : "C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer à tous les temps. On peut bien dire : je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : j'ai été guillotiné."
Puisqu'il n'est au pouvoir de personne d'échapper à la loi commune, du moins Stendhal nous explique-t-il - il a vingt et un ans - la mort qui lui paraît la plus convenable, la plus propre, c'est celle où "le corps ne triomphe point", qui se passe simplement, sans souffrance, dans un beau paysage. Celle de Brutus par exemple, telle que la conte Plutarque : "Sa mort près de cette petite rivière aux abords très élevés en-delà de ces grands arbres, sous le ciel très étoilé de la Macédoine, près de cette grande roche où il s'était assis d'abord, est la plus touchante pour moi de toutes celles que je connais. Elle a quelque chose de divin. Le corps n'y triomphe point. C'est une âme d'ange qui abandonne un corps sans le faire souffrir. Elle s'envole."
Tout se passe comme si Stendhal, dans son oeuvre romanesque, avait décidé de mettre entre parenthèses cette inconvenance, cette grossièreté : la mort.
Il refuse de la décrire et l'exclut de son univers créateur. Ne pouvant la supprimer, il la sublime pour l'exorciser. Sans doute tous ses héros meurent jeunes, presque toujours tragiquement, ou se laissent-ils mourir s'ils ne se retirent pas dans une chartreuse. Mais cette sortie de scène est discrète, comme désincarnée, tout se passe simplement, même s'il s'agit d'une exécution capitale, proprement, poétiquement: c'est l'euthanasie littéraire qui est la manière de Stendhal de se révolter contre la mort.
A l'opposé du christianisme, la volonté païenne de Stendhal d'exorciser la mort, au point même parfois d'en faire une fête, apparaît avec éclat dans toute son oeuvre romanesque, par un phénomène de compensation en rupture avec la réalité.Dans Armance, le suicide d'Octave de Malivert, qui dénoue la tragédie, est sans doute le plus caractéristique de cette euthanasie littéraire. Sa mort est voulue, elle est douce, belle, exempte de souffrance, elle se passe au large de la Grèce dans une nuit constellée d'étoiles : "Jamais Octave n'avait été sous le charme de l'amour le plus tendre comme dans ce moment suprême ... Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C'était le sol de la Grèce et les montagnes de la Morée que l'on apercevait à l'horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapidité. Le nom de la Grèce réveilla le courage d'Octave ; Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! et à minuit le 3 mars, comme la lune se levait derrière le mont Kalos, un mélange d'opium et de digitale préparé par lui délivra doucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. Au point du jour on le trouva sans mouvement sur le pont, couché sur quelques codages. Le sourire était sur ses lèvres et sa rare beauté frappa jusqu'aux matelots chargés de l'ensevelir."
Octave a choisi sa mort, mais non pas Béatrix Cenci, elle, puisque meurtrière de son père pour sauver son honneur, elle est atrocement torturée avant d'être conduite au supplice. Voici pourtant en quels termes Stendhal décrit son enterrement : "A neuf heures et quart du soir, le corps de la jeune fille recouvert de ses habits et couronné de fleurs avec profusion, fut porté à Saint-Pierre in Montorio. Elle était d'une ravissante beauté; on eût dit qu'elle dormait..." Avec parfois, même dans les moments les plus tragiques, un clin d'oeil au lecteur : "Pendant qu'on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un échafaud chargé de curieux tomba et beaucoup de gens furent tués. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Béatrix."
Voici maintenant Julien Sorel, alors qu'il est dans l'antichambre de la mort et qu'il connaît enfin, nous l'avons vu, le bonheur et l'amour. Quand il entre dans la salle où on va le juger, ce qui le frappe c'est "l'élégance de l'architecture". Et le jour de son exécution "marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse. "Jamais cette tête n'avait été aussi poétique, nous dit Stendhal, qu'au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie. Tout se passa simplement, convenablement et de sa part sans aucune affectation."
Tout se passa simplement. Sauf pour Mathilde (merveilleuse Mathilde aussi) qui suivit Julien jusqu'au tombeau qu'il s'était choisi, une petite grotte de la grande montagne dominant Verrières - on voit le symbole - et "à l'insu de tous, seule sa voiture drapée porta sur ses genoux la tête de l'homme qu'elle avait tant aimé". Tout se passa simplement pour Mme de Rénal qui fut fidèle à la promesse qu'elle avait faite : "Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie. Mais trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants."
Il faut un très grand talent à Stendhal pour faire de dénouement sanglant - par une étrange alchimie qui transforme la souffrance en joie, l'amertume en douceur - un poème à la gloire de ses héros, une espèce de tragédie optimiste où l'on oublie la mort pour ne retenir que leur noblesse retrouvée. Tels qu'en eux-mêmes enfin...