STENDHAL
Il est tellement ému d'apercevoir Clélia à travers la meurtrière qu'il a percée dans un abat-jour de bois destiné à lui cacher le palais du gouverneur qu'il en oublie sa condition de prisonnier. Quand le trouble de la jeune fille lui montre qu'il est aimé, son coeur est inondé de joie : "Avec quels transports il eût refusé la liberté si on la lui eût offerte en cet instant." Il la refuse d'ailleurs quand sa tante la duchesse Sanseverina propose de le faire évader, car il ne veut pas quitter "cette sorte de vie singulière et délicieuse" qu'il trouve auprès de Clélia : "N'est-il pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison ? ... Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu où l'on est au comble du bonheur ?" Il faut que Clélia elle-même, qui craint son assassinat, le contraigne sous serment à accepter le projet de la duchesse et du comte Mosca. Il s'évade alors de la forteresse, arrive sans encombre sur les terres de la duchesse, retrouve les paysage, "le lac sublime", qui l'enchantaient dans son adolescence, mais, au sombre désespoir de sa tante, il tombe dans une mélancolie qu'il n'arrive pas malgré tous ses efforts à masquer. "Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup de soin était assez bizarre, ce n'était rien moins que ceci : il était au désespoir d'être hors de prison."
Mais l'amour physique dans tout cela, que devient-il ?
Il est vrai qu'en apparence il est absent de l'oeuvre de Stendhal.
Dans son article sur La Chartreuse, Balzac avait déjà noté le phénomène. "La Chartreuse de Parme est plus chaste que le plus puritain des romans de Walter Scott."
Et pourtant le sujet en lui-même pouvait paraître scabreux puisqu'il s'agissait de l'amour incestueux d'une belle duchesse pour son neveu. Mais Balzac encore a raison d'admirer : "Faire un personnage noble, grandiose, presque irréprochable d'une duchesse qui rend un Mosca heureux et ne lui cache rien, d'une tante qui adore son neveu Fabrice, n'est-ce pas un chef-d'oeuvre ?"
Certains le soupçonnent d'avoir été un "babilan" comme Octave de Malivert dont il a raconté les amours malheureuses dans Armance. Cette hypothèse est aujourd'hui largement réfutée par les historiens littéraires qui en appellent, non sans quelque raison, aux témoignages très explicites de ses maîtresses, en particulier aux lettres de la comtesse Curial et aux confidences d'Alberte de Rubempré, lesquelles apparemment ne se seraient pas contentées de l'âme.Ce qui est vrai c'est que son extrême sensibilité a pu jouer à Stendhal de mauvais tours dans certaines circonstances. Il nous raconte lui-même que lors d'une "délicieuse partie de filles" organisée par ses amis à Paris lors de son retour de Milan, laissé seul avec une courtisane débutante, la belle Alexandrine, il s'avéra défaillant et fit "un fiasco complet" parce qu'il ne pouvait se débarrasser du souvenir de Mathilde la bien-aimée. D'où sa curiosité pour rechercher les causes des fiascos qui nous vaut un chapitre dans De l'amour. Mais il est un peu rapide d'arguer de ces incidents de parcours que ce subtil analyste de la passion aurait été réduit au platonisme pur.
Pour Stendhal le mythe de Don Juan, son rôle satanique, est étroitement lié à la morale chrétienne et aux tabous sexuels qu'elle a artificiellement imposés. "Pour que le Don Juan soit possible il faut qu'il y ait de l'hypocrisie dans le monde ! Le Don Juan eut été un effet sans cause dans l'Antiquité. La religion était une fête, elle exhortait les hommes au plaisir."
Aussi, au départ, une grande partie du plaisir qu'éprouve Don Juan c'est de braver l'hypocrisie en recherchant des plaisirs cruellement réprimés par l'Inquisition. Le sentiment du danger et celui du péché se conjuguent pour augmenter le plaisir.
Stendhal nous rapporte joliment cette anecdote d'une princesse italienne du XVIIe siècle qui "disait en prenant une glace avec délices le soir d'une journée fort chaude : quel dommage que ce ne soit pas un péché". Ici le risque de la damnation n'est pas seulement accepté, il est souhaité.
Il est intéressant de comparer la façon remarquablement pudique dont Stendhal parle de l'amour dans ses romans et le ton volontiers direct et même cru qu'il emploie dans ses lettres ou dans son journal. Par exemple : "Qu'il y a loin de là aux grandes lettres que j'inventais à Vienne en 1809, ayant une vérole horrible, le soin d'un hôpital de quatre mille blessés ... une maîtresse que j'enfilais et une maîtresse que j'adorais."
Aussi dans l'oeuvre romanesque l'auteur a-t-il fait un choix esthétique et moral. A tort ou à raison, mais consciemment, Stendhal a proscrit le langage ordinaire d'Henri Beyle. Il refuse par un évident parti pris de nous parler autrement que par ellipse de cet amour que l'on nomme physique, alors que dans ses écrits intimes il semble au contraire prendre parfois un malin plaisir à scandaliser par son vocabulaire de corps de garde.
En vérité le ton faussement désinvolte de ses lettres ne doit pas faire illusion. S'il use de mots crus et joue les cyniques, c'est pour préserver sa réputation d'esprit fort et se protéger contre les railleries de ses amis. Mais il force son talent et, paradoxalement, le vrai Stendhal n'est pas celui de la vie courante, le correspondant de Mérimée, c'est celui de ses romans, pour qui "la pudeur est la mère de la plus belle passion du coeur humain, l'amour", et qui écrit à la fin de sa vie : "Je ne me souviens, après tant d'années et d'événements, que du sourire de la femme que j'aimais."
C'est parce qu'il se fait une très haute idée de l'amour qu'il a peur de le rabaisser en parlant -mal - de ses manifestations physiques. Non qu'il en méconnaisse l'importance, mais parce qu'il appréhende une manière de fiasco littéraire. N'est-ce pas cette crainte qu'il veut exprimer aussi dans Henri Brulard lorsque revient sous sa plume à plusieurs reprises cette idée de la difficulté d'écrire : "On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail."
L'absence de toute allusion à une technique physique de l'amour dans les romans de Stendhal n'empêche pas la présence d'un érotisme diffus qui se nourrit d'un geste, d'un regard, d'un parfum, de l'éclat soudain d'un bras nu ou d'une épaule découverte. Cette présence secrète n'a pas échappé à André Malraux qui observe à propos de "l'individualisation de l'érotisme" dans une préface à L'amant de lady Chatterley : "Le livre parfait de la fin du XIX" siècle, en ce domaine, eût été un supplément au Rouge et Noir où Stendhal nous eût dit comment Julien couchait avec Mme de Rénal et Mathilde de La Mole, et la différence des plaisirs qu'ils y prenaient tous les trois."L'érotisme naît moins de la précision de la description que du choix de quelques détails significatifs et surtout de l'atmosphère créée par le romancier. Il suggère par exemple que Mme de Rénal est frigide avant de connaître Julien. Mariée à seize ans, elle "n'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l'amour ... Ce n'était guère que son confesseur qui lui avait parlé de l'amour, à propos des poursuites de M. Valenod et il lui en avait fait une image si dégoûtante que ce mot ne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject". Après la première nuit passée avec Julien, c'est la révélation soudaine, fulgurante : "Quand il restait à Mme de Rénal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existât et que jamais elle ne s'en fût doutée."