STENDHAL
Pourtant dans ce domaine, Stendhal n'accentue pas le trait.
Par exemple la scène fameuse où, sous le tilleul, Julien entreprend un soir pour la première fois sa tentative de séduction est un chef-d'oeuvre de sensualité diffuse, bien que le seul objectif de l'assaut soit de prendre dans l'obscurité la main de Mme de Rénal et de la garder. Mais l'émotion vient de l'acuité du danger et de l'importance de l'enjeu : "Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que pendant toute la journée je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle."
Alors que Mme de Rénal est tout de suite prise par sa passion sans arrière-pensée, sinon sans jalousie et sans remords, alors qu'elle se donne totalement, corps et âme, et qu'elle y trouve un bonheur dont elle n'avait jamais rêvé, à tel point qu'il lui arrive de désarmer la terrible méfiance de Julien, il n'en va pas de même avec l'altière Mathilde, dont l'orgueil livre un combat de chaque instant avec l'amour.
Il s'agit davantage chez elle d'un amour de tête, et lorsqu'elle invite Julien à monter dans sa chambre par l'échelle du jardinier, c'est une épreuve qu'elle lui inflige pour mesurer sa force de caractère - elle a décidé que s'il ose arriver jusqu'à elle au péril de sa vie elle se donnerait à lui -, mais en tenant parole elle croit accomplir un devoir, et le plaisir n'est pas à ce rendez-vous glacé : "C'était à faire prendre l'amour en haine."
Bien que Stendhal, une fois de plus, soit très discret sur le comportement des amants au cours de cette nuit ("Mathilde finit pas être pour [Julien] une maîtresse aimable"), il précise qu'"a la vérité ces transports étaient un peu voulus", suggérant qu'elle reste froide et qu'elle aussi était probablement frigide. Ce qui conduit Julien à s'interroger sur cette attitude et à la comparer avec celle de Mme de Rénal : "Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui semble singulière plutôt qu'heureuse à Julien. Quelle différence, grand Dieu ! avec son dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières ! Les belles façons de Paris ont trouvé le secret de tout gâter, même l'amour, se disait-il dans son injustice extrême." Quant à Mathilde, la première exaltation passée, elle tombe dans la plus extrême déception. "Il n'y eut rien d'imprévu pour elle dans tous les événements de la nuit, que le malheur et la honte qu'elle avait trouvés au lieu de cette entière félicité dont parlent les romans."C'est dans cette insatisfaction du corps et de l'esprit qu'il faut rechercher la raison des volte-face de Matilde, au cours des jours suivants, de son désarroi et de ses fureurs, de cette imagination renversée qui opère comme une "cristallisation" à rebours et qui ne voit qu'objet de mépris là où elle découvrait la veille de suprêmes mérites. A quoi s'ajoute son orgueil de classe un moment oublié : elle a honte de s'être livrée au "premier venu à un petit abbé, fils d'un paysan". D'où la tendre et cruelle guerre que se mènent les deux amants, le terrible désespoir de Julien ("Un des moments les plus pénibles de sa vie était celui où chaque matin, en s'éveillant, il apprenait son malheur") - il pense même à se donner la mort - les réconciliations suivies de nouvelles tempêtes, comme cette nuit où il prend l'échelle pour monter jusqu'à sa fenêtre et se jeter dans sa chambre : "C'est donc toi, dit-elle en se précipitant dans ses bras ..." Toujours fidèle à son parti pris de discrétion dans ces circonstances, Stendhal fait suivre cette phrase d'une ligne de points de suspension et se borne à remarquer : "Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque égal." Presque. Encore une de ces notations brèves qui contribuent à expliquer le comportement du personnage. Car Mathilde se dérobe à nouveau, jusqu'au jour où la jalousie lui fait prendre conscience de la réalité de sa passion et la ramène à son amant devant qui elle tombe évanouie : "La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds se dit Julien."
Dans La Chartreuse de Parme il n'y a pas de règlement de compte de cette nature entre Fabrice et Clélia - car l'un et l'autre appartiennent à la même classe -, mais on retrouve dans la peinture de leurs amours la même extrême pudeur. Quand Clélia, folle d'inquiétude, voit dans sa prison Fabrice, qu'on se prépare - elle le sait - à empoisonner, et qu'elle se donne à lui pour la première fois, Stendhal se borne à décrire la scène en ces termes : "Elle était si belle, à demi vêtue, et dans cet état d'extrême passion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne lui fut opposée." Discret et complice, le romancier s'efface devant ces moments de bonheur fou.
Comme il s'efface vers la fin du roman lorsque Fabrice, après avoir été si longtemps et si cruellement séparé de celle qu'il aime - elle a été contrainte d'épouser le marquis Crescenzi -, reçoit un jour un billet de Clélia lui donnant rendez-vous à minuit devant une porte dérobée du palais. Clélia perdue et enfant retrouvé. Clélia dont il a tant rêvé et dont la voix chère sortie de l'ombre lui murmure soudain ces simples mots : "Entre ici, ami de mon coeur."
Et Stendhal : "Nous demanderons la permission de passer sans dire un mot sur un espace de trois années."
Pourtant, malgré cette dérobade, la charge sensuelle demeure forte chez Stendhal, même si elle n'est évoquée que par les pieds nus de la comtesse Curial, la main de Mme de Rénal, les épaules de Mme de Chasteller ou l'appel de Clélia dans la nuit. Au moment où Fabrice, de la fenêtre de sa prison, apparaît à Clélia qui se trouve dans la cour de son palais, il remarque qu'"elle rougissait tellement que la teinte rose s'étendait rapidement jusque sur le haut des épaules" et cela suffit à le remplir d'espoir.
C'est encore une des singularités de Stendhal que ce romancier de la chasse au bonheur ait été hanté toute sa vie par l'idée de la mort.
La mort, il en fait la cruelle expérience dès l'âge tendre. Elle le frappe enfant à travers les siens. Il perd sa mère, on le sait, alors qu'il a sept ans et ce coup du destin le bouleverse. A tel point qu'on peut dire qu'il y a eu deux périodes dans sa vie affective : avant la mort de sa mère et après.De 1828 à 1840 toutefois il n'établit pas moins de trois douzaines de testaments. La vieillesse le hante autant que la mort et il nous raconte au début d'Henri Brulard comment, s'apercevant qu'il va avoir bientôt cinquante ans, il inscrit cette constatation à l'intérieur de sa ceinture. Simple originalité sans signification? La pudeur l'empêche d'en dire plus mais son cousin Romain Colomb parle pour lui : "Cette découverte l'affligea comme aurait pu le faire l'annonce inopinée d'un malheur irréparable." Ses romans aussi : "Le comte [Mosca] avait atteint la cinquantaine. C'est un mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut sentir tout le retentissement."